Fractales. Créer le lien entre métabolisme urbain et détail architectural

Récit d’une pédagogie visant à développer la connexion entre l’acte constructif et ses conséquences sur l’ailleurs, en renouant les liens entre matériaux et territoire. Comment des relations complexes peuvent s’incarner dans des solutions constructives simples ? Un nouvel empowerment des architectes et des étudiants, où comment semer des détails constructifs pour récolter des milieux.

Texte élaboré pour la journée >

 

La pédagogie des premières années du cours (2017-2020) été essentiellement par le projet :

- élaboration d'un programme greffé à l'existant et y insérant un fonctionnement métabolique.

- exploration d'une une large palette de matériaux bio et géo sourcés à travers un projet, de la filière jusqu'au détail constructif.

 


Emboîtés l’un dans l’autre, et tous entre eux retors :
[…] Comme la dormante eau peu à peu, cercle à cercle,
Par le jet d’un caillou commence d’ondoyer,
Et de là plus au loin pli sur pli déployer

Guy Le Fèvre de la Boderie, Encyclie des secrets de l'éternité (1571)

 

 

Parmi les différentes monocultures qui envahissent la planète, celle de l’espèce humaine est certainement la plus aboutie, par sa capacité à supprimer d’autres milieux de vie.  Seuls parmi dix millions d’espèces que nous nommons la nature[1] , colonisant la terre par des cultures agricoles qui dépendent de nous-mêmes pour se reproduire, nous programmons la sixième extinction plutôt que remettre en question le « choix du feu », selon la belle expression d’Alain Gras [2].

Nous défendons des oasis de confort, mais l’ensemble de la planète est une île par la finitude de ses ressources et par les lois de la thermodynamique. Après à une soudaine prise de conscience, nous voudrions retrouver notre place dans la nature que nous avons déréglée. Le mot « écosystème » croît partout et reverdit tout, comme ironise Stéphanie Sonnette[3], mais imiter le mode de fonctionnement d’un ensemble écologique ne va pas de soi. Je voudrais ici souligner certains aspects de cette approche.

1.      ECOSYSTEME ET INTERDEDENDANCES

Dans le fonctionnement cyclique des milieux, il est aujourd’hui essentiel de mettre en avant l’interdépendance entre les espèces, sur la base de la distinction établie par Anna Tsing entre le fonctionnement de l’anthropocène et celui de l’ère géologique précédente, l’holocène. Cette distinction saute aux yeux lorsqu’on se penche sur les rapports noués entre les différentes espèces, relations aujourd’hui niées par les impératifs de l’exploitation privilégiant une productivité maximale (monoculture, exploitation industrielle des forêts, consommation du territoire…).[4]

2.      REDÉFINIR DES LIMITES

Le brouillage des frontières entre ville et campagne - souvent symbolisée par la muraille de la fresque du Buon Governo à Sienne - illustre la perte de « zones tampon ». La gradation entre les quatre étapes de la séquence médiévale hortus – ager – saltus - silva[5] est en voie de disparition, exposant désormais, pour le pire, l’urbain au sauvage, comme le suggère la fantomatique chauve-souris du marché de Wuhan.

3.      LOIN DES YEUX : LES RECYCLEURS ET DÉCOMPOSEURS

Autre révélateur de notre aveuglement : les dommages délocalisés, la déresponsabilisation face aux conséquences ailleurs de notre mode de vie, sur des pays lointains comme dans nos campagnes. Les villes sont des pièges à ressources[6] et nous déplaçons les problèmes, en rejetant à l’extérieur ce qui est pourtant essentiel à leur fonctionnement. Le « sale » ou ce qui est en contact avec la terre a été repoussé aux « lieux du ban » : industries, déchets, cimetières, maraîchage...[7] 

Le concept d’empreinte écologique, ou plutôt d’empreinte environnementale [8] a donné une visibilité à ces rejets déplacés. Du fonctionnement des écosystèmes, nous dénigrons le rôle de son tiers état, les recycleurs, mais le déni sociétal de la mort est aussi celui de l’impossibilité d’une régénération.

4.      SACRIFICE ET ARCHITECTURE CARNIVORE

Carolyn Steel, une architecte londonienne, a retracé dans La Ville affamée, la pollution réelle et visuelle produite sur un territoire par le processus de production de masse de plats déjà prêts et de nourriture industrielle. Elle dévoile aussi un sacrifice invisible, l’immolation perpétuelle d’une forme de vie pour une autre, qui devient à large échelle gâchis et disproportion.

Ce même sacrifice est celui produit par une architecture vorace[9], mais qui ne se perçoit pas comme telle. Les processus de production condamnent les autres espèces en consommant leurs lieux de vie. Le respect de la biodiversité d’un bâtiment ne passe pas forcément par sa végétalisation – souvent d’ailleurs prétexte pour plus occuper de superficie de sol – mais par le choix de matériaux dont la production affectera le moins possible les biotopes.

* * *

Sur ces prémisses, peut-on poursuivre cette architecture de stériles « fleurs en plastique », de palimpsestes où l’image prime sur la substance ? C’est la question à la base de mon cours de construction à l’ENSAPLV, « matériaux et territoires », où je propose une méthodologie pour retisser les liens entre construction et biorégion.



[1] Baptiste Monizot, Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020.

[2] Alain Gras, Le choix du feu, Fayard, 2007

[3] « Ce terme emporté des sciences de l’environnement a conquis le domaine de l’aménagement. Aujourd’hui, tout est écosystème ou écosystémique : la ville, un quartier, un immeuble. Parler d’écosystème plutôt que de société permet d’esquiver habilement la question « sociale », plus risquée politiquement ». Stéphanie Sonnette, « Mots magiques », Criticat n°19, printemps 2017.

[4] Anna Tsing, « Résurgence holocénique contre plantation anthropocentrique », Multitudes, vol.72, n°3, 2018 ; cité dans : Joëlle Zask, Quand la forêt brûle, Premier Parallèle, 2019.

[5] Jardins potagers et d’ornement (hortus), les champs agricoles (ager), les pâturages communs (saltus), la forêt exploitée (sylva) avant la forêt sauvage. Une mise en avant de leur rôle pare-feu est faite d’ailleurs par Joëlle Zask (2019).

[6] Ressource traps, M.Wackernagel et al. (2006) : « The Ecological Footprint of Cities an Regions : Comparing Ressource Aviability with Ressource Demand », Environment and Urbanization, n°18 (1) pp. 103-112 ; cité par P.Mantzianras : « Le sol des villes, un projet critique pour l’anthropocène », Panos Mantzianras, Paola Viganò (sous la direction de), Le sol des villes, MētisPresses 2016, p.10.

[7] Désormais sortent de la Città bella (Pier Luigi Cervellati, il Mulino, 1991) même bureaux et commerces et la dématérialisation illusoire des échanges trouve forme physique dans des grands entrepôts.

[8] L’empreinte écologique ignore les dommages irréversibles sur la biosphère, qui sont pris en compte par l’empreinte environnementale. Voir : Sabine Barles « Comprendre et maîtriser le métabolisme urbain et l’empreinte environnementale des villes », Responsabilité & Environnement, n°52, octobre 2008. Voir aussi les limites du rôle de la nature régénératrice dans la comptabilité par flux et stocks dans la bande dessinée Michael Goldwin, Dan e. Burr, Economix, Les Arènes, Paris, 2013.

[9] Sous la direction de Thierry Paquot, Gilles Fumey, Villes voraces et villes frugales, CNRS Editions 2020.

 


(photo V.Comito 2020)
Disneyland Paris : le béton comme pâte à modeler ! Il remplace et prend la forme de la fonte, la pierre et la brique, le bois ...

Le cours débute par la définition scientifique d’un écosystème et par une synthèse du fonctionnement de différents cycles (de l’eau, du carbone, de l’azote…) ainsi que par un rappel de notre dépendance passée sous silence [1] au monde végétal, puisque seules les plantes sont autrophes grâce à la photosynthèse. La « ville-ventre »[2] est étudiée à travers des exemples de métabolisme urbain, notamment dans la gestion des déchets et des excreta, en dépassant la logique hygiéniste héritée du XIXe siècle.

Les étudiants travaillent sur un ensemble existant, un site délaissé, un « tiers paysage »[3]  banal comme la cour arrière d’une copropriété. La finalité du programme est de revitaliser l’existant en le réinsérant dans un fonctionnement cyclique, autrement dit dans le système digestif de la ville. La logique sera celle de l’acupuncture : l’intervention bâtie sera minimale, souvent légère et réversible. Les espaces non construits auront autant d’importance que le bâti dans cette logique de reconnexion avec les cycles de vie et de la ville.



[1] Stefano Mancuso e Alessandra Viola,  Verde Brillante, Sensibilità e intelligenza del mondo vegetale, Giunti, Firenze, 2015

[2] En référence à Le ventre de Paris d’Emile Zola.

[3] Selon la définition de Gilles Clément.

 


PALETTE 148

Nine Benyayer, Prune Berthier, Léa Delecourt, Orane Fabeck,  2019.

Exemple de POUAH , petit objet urbain-agricole holistique.  Dans la cour arrière d’une copropriété de Paris 19ème , un poulailler recycle les déchets du restaurant chinois et est associé à un potager et un verger, qui profitent des eaux pluviales de la copropriété. La structure moisée est constituée de planches en bois issues de palettes de récupération, et son impact sur le terrain est réduit grâce à des fondations en technopieux.

 

Participation au concours IMPACT


Pour développer une vision critique, sont présentés différents indicateurs d’impact, dont l’ACV (« analyse du cycle de vie »), ainsi que les différentes échelles de l’énergie grise. Sont explorées ensuite différentes techniques constructives à impact limité, de la production des matériaux à leur mise en œuvre, y compris à travers des visites de chantier et de sites de production :

- les biosourcés en partant de la botanique, la physiologie et la sylviculture, en remettant le vivant dans son contexte, pour ne pas le considérer simplement comme une matière à exploiter ;

- le géosourcé (pierre, chaux, plâtre, terre), de l’extraction à la transformation ;

- le réemploi et sa méthodologie.

Les cours ne pouvant pas être exhaustifs, ils entendent présenter une sélection à partir de laquelle les étudiants approfondissent une technique. Il s’agit de fournir une palette de matériaux, qui redonne à l’architecte une liberté de choix, loin de l’automatisme, du choix par défaut de la construction béton ou métal conventionnelle, et qui n’exclut pas l’hybridation. L’objectif sera de mettre les bons matériaux aux bons endroits, de les utiliser de manière appropriée, selon leurs caractéristiques.


MOBIDUC

Violeta Rodriguez, Hugo Tremolada, 2020

Le centre de mobilité porte de Flandres réinvestit un viaduc de la petite ceinture (Paris 19ème). Une structure en feuillus d’Ile-de-France se greffe aux voutes, et les parois en ossature bois ainsi que les planchers sont isolés en matériaux biosourcés. La meulière des voutes percées est réemployée avec du béton ancien type Vicat, pour la création de structures en château-de cartes inspirées par le travail de Solano Bénitez.

 

Participation au concours IMPACT


C’est dans le détail constructif que l’apprenti architecte devra s’exprimer. Le détail sera initialement approché à l’envers, par une séance de dessin d’auprès modèle vivant : par l’observation d’un bâtiment construit les étudiants devront en déduire le dessin constructif[1]. Le dessin technique est un geste précis, un lancer dans l’eau, un point central d’où les encyclies rayonnent vers leur impact sur l’environnement.

Le cours part d’une approche à large échelle (métabolisme urbain) qui se resserre ensuite sur un brin de matière, pour enfin refaire le parcours en chemin inverse, comme dans le film de Charles et Ray Eames[2]. Ce cheminement ambitionne de mettre en lumière les conséquences d’un acte réalisé ici et maintenant à petite échelle qui se répercute ailleurs et à plus grande échelle. C’est une vision par fractales, débitrice de la Monadologie de Leibniz (1714) : « Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore tel un jardin ou tel un étang. »[3]



[1] Pour cet exercice, le bâtiment fétiche du cours est le local poubelle en briques de terre crue avec toiture végétalisé conçu par Frédérique Jonnard architecte (Terramano) pour un HLM de Paris Habitat (Paris XVe, 2018)

[2] Power of Ten, 1977, avec éloignement progressif de l’encadrement de la caméra depuis un pique-nique sur l’herbe vers les limites de l’univers pour terminer sur la structure d’un atome de carbone.

[3] Cité dans : François Dagonet, Des détritus, des déchets, de l’abject, Institut Synthélabo, 1997



Un cœur d’îlot valorisé : transformation de garages existants (parcelle sur la Place des Rigoles 75020 Paris) en maison associative et d’agriculture urbaine. Rénovation en ossature bois et matériaux biosourcé.  2018, étudiants Clemence Nous, Simon Voisin, Thomas Salques, Margot Guillaume. Programmes développés par les étudiants au sein de la même parcelle partagée : une crèche en paille porteuse en fond de parcelle, une bibliothèque en panneaux préfabriqués chaux-chanvre sur la place.